CHAPITRE X

Cela s’appelait les Alpes. C’était une chaîne de montagnes d’altitude moyenne, ni très étendue, ni vraiment impressionnante. Ylvain y était venu plusieurs fois sans lui trouver d’intérêt esthétique majeur, et puis Tomaso avait décidé de les y emmener pour sa dernière journée sur Terre. Il avait réduit leur balade au massif de la Vanoise et, d’un coup de baguette magique, il avait fait des Alpes un écrin fabuleux où il avait placé des perles et des diamants.

Il avait exigé que les agraves fussent abandonnés sur un plateau et que la promenade s’effectuât à pied, puis il les avait entraînés par des sentes escarpées jusqu’à un col, puis un autre, puis un troisième qui aboutissait sur un pacage élevé, ceint d’une forêt que l’été avait habillée d’une flore de jaunes, de rouges et de violets, un bois épais de conte de fées avec ses petites clairières moussues et ses fourmilières coniques, ses mûres et ses myrtilles, ses vert fougère, ses vert sapin et les rus cristallins qui le dévalaient pour zébrer le pâturage de sillons étriqués, avant d’abreuver les auréoles arachnéennes de lacs ou de mares qui s’étalaient en flaques entre d’archaïques moraines. Au-dessus des sapins, sur trois côtés, des murs déchiquetés d’une roche grisonnante qui se dressaient, raides et torturés, vers la dentelle crénelées de cimes toutes proches ; et sur ces murs, sur ces crêtes, la vigilance dédaigneuse, l’agilité méprisante de bouquetins accrochés, rivetés à la falaise par des liens invisibles que la nature avait confiés à leurs sabots.

— Alors ? lança Tomaso. Comment les trouvez-vous mes Alpes ?

— Magnifiques, répondit Ylvain, sincère.

— Et ce n’est qu’un petit bout de jardin ! Je crois que tu te promènes sur Terre avec de la merde plein les yeux, Ylvain. Tu en es tellement imprégné, et depuis si longtemps, que tu es aveugle. Les Terriens sont pourris jusqu’à la moelle, décadents, ridicules et malades, mais ils ont refait de la Terre un parc, et ce parc devrait t’exploser les sens.

— D’accord, papi, Ylvain est blasé, interrompit Ely. Et ton coin de paradis vaut le déplacement. Seulement avec ton trek d’écolo, on a juste le temps de redescendre !

— Tout doux, gamine ! On passe l’après-midi ici.

— Génial ! Et après, le summum : cinq heures de balade de nuit !

Tomaso tira un boîtier de son sac pour l’agiter sous le nez d’Ely.

— Avec ça, petite peste, je fais rappliquer les agraves en cinq minutes. Alors, tu vas jouer avec la glaise et tu me lâches.

Ely eut un instant de flottement.

— Bien vu, papi. Mais ferme ta braguette, c’est répugnant !

Tomaso porta la main à son pantalon avant de comprendre qu’elle l’avait piégé. Ils éclatèrent de rire simultanément, et Ely s’enfuit rejoindre La Naïa et Made, en grande discussion.

— Quelle bonne femme ! salua Tomaso. Alors, où en êtes-vous, tous les deux ?

— Hein ? béa Ylvain.

— Votre romance par vagins interposés. Vous baisez toujours par contumace ?

La vulgarité de Tomaso était souvent un délice. Cette fois pourtant, Ylvain la jugea déplacée et malsaine ; mais il se contraignit à ne pas le montrer : Tomaso n’attendait que ça.

— J’ai certainement beaucoup perdu de ma sensibilité paysagère, Tomaso, dit-il, mais pour ce qui est des relations humaines, ton lyrisme est carrément inexistant et je ne pense pas que ce soit récent. Je n’ai jamais cherché à retrouver Ely dans mes étreintes avec Made et La Naïa…

— A d’autres !

— Non. Je ne nie pas que ce soit la motivation d’Ely, du moins à l’origine, seulement l’un et l’autre, nous sommes moins primaires que ça. Nous n’en sommes pas loin, si cela peut répondre à ta question…, la dernière que tu auras posée sur ce sujet.

Tomaso acquiesça d’un clignement d’yeux. Discuter avec Ylvain était suffisamment ardu pour qu’il évitât de l’incommoder avec des foutaises.

— Comment c’est de composer un keïn à plusieurs ? dévia-t-il.

— Je n’en sais rien : nous n’en sommes qu’au début. (Ylvain hésita à rester évasif.) D’abord, nous travaillons à cinq, dont deux qui ne sont pas kineïres… Et encore, c’est inexact. Lovak écrit une sorte de scénario, pour lequel il consulte en permanence Sade, Ovë et Amadou, ce qui fait que nous sommes en réalité huit à bosser dessus.

— Comment ça, il écrit le scénario ?

Ylvain sourit.

— Okay, vieux débris, je vais t’expliquer ce que nous trafiquons… C’est ce que tu veux, non ?

— Eh ! Je suis curieux. C’est l’âge, sans doute.

Cette fois, Ylvain rit franchement et entraîna Tomaso sur une moraine.

— Nous travaillons à partir de films holos et de données informatiques…

— Quel genre ?

Tomaso se cala dans un repli du calcaire.

Ylvain le regarda de biais et plissa les sourcils.

— Je ne peux pas préciser. N’importe quelle sonde pourrait te l’extirper du cerveau et, franchement, je ne pense pas que la C.E. te laisse encore vadrouiller longtemps.

— Merci du présage !

— Sois réaliste ! Jarlald ne va pas tolérer que tu fasses ce que nous ne pouvons plus faire.

— Ouais, je sais… Mais je n’avais pas besoin qu’on me le rappelle. (Tomaso eut un rictus atroce.) Je fais quand même moins de vagues que vous, alors je préfère me raccrocher à l’idée que je gêne, sans plus. Continue.

« Quel bonhomme ! » pensa Ylvain. « Il est resté des années à se faire tout petit, et maintenant, il joue sa tête pour des idées auxquelles il ne croit même pas ! »

— Lo essaie de dégager un scénario raisonnable à partir des données, reprit-il. En fait, il essaie de façonner une histoire homogène, abrégée, plus ou moins haletante, en s’appuyant sur le pire fatras qui soit.

— Pourquoi ne le faites-vous pas vous-mêmes ?

— Qui, vous ? (Ylvain avait presque crié.) Lo fait partie de nous ; il n’est pas kineïre, mais quand je projetterai ce truc, ce sera davantage le sien que celui de n’importe qui d’autre…

— C’est quand même toi qui en auras composé l’aspect kineïque. Le kineïrat est trop subtilement complexe pour qu’un tiers…

— Foutaises ! Ton kineïrat ne pourrait satisfaire un scénariste, pas plus qu’un holo ne peut transcrire un roman. C’est fini tout ça, Tomaso, pfuit ! Je peux me placer au service de n’importe quel créateur, personne ne me mettra en défaut… Au contraire !

— Tu ne serais pas devenu un peu mégalo, des fois ?

Ylvain éclata de rire.

— Pas vraiment, non. Au pire, je suis persuadé d’être le premier d’une nouvelle génération de kineux, des fabricants de rêves qui ne se prendront pas pour des demi-dieux. Les aléas génétiques ont fait de nous des projeteurs, Tomaso, mais nous ne sommes pas nécessairement des artistes ; il y a des millions de types qui en sont et qui, eux, ne peuvent projeter… Je crois qu’il est temps de combiner les talents. Tu m’as déjà traité d’idéaliste, vieille carne, sais-tu que tu me flattais ? J’aimerais voir chaque parcelle d’humanité, chaque anonyme exprimer ce qui dort en lui…

— Neïmia ? Ton vieux fantôme de Neïmia ?

— Oui : Neïmia ! (Ylvain crachait les mots.) Je n’ai pas oublié que j’ai failli ne jamais être kineïre ! Je n’ai pas oublié que l’Institut m’a jeté ! Je n’ai pas oublié que tu m’as envoyé au diable !

Les dernières étincelles d’amusement venaient de s’éteindre dans les yeux de Tomaso.

— « Bon vent, mon gars ! » continuait Ylvain, « Bon vent ! », c’est tout ce que tu as trouvé le moyen de m’offrir. « Je vous reconnais à cent mètres avec vos gueules de mouches avides de bouses : il n’y a qu’une chose qui vous intéresse et elle vous tourne autour du nombril. » Tu te rappelles, Tomaso ?2

Tomaso se rappelait très bien, et il avait envie de vomir.

— Ton attitude valait celle d’Ennieh, mais au moins les raisons d’Ennieh ne suppuraient pas de son ego. Je n’ai jamais pu te planter les crocs dans la tête pour y déverser mon venin, Tomaso, mais puisque tu n’as rien appris, puisque tu es toujours autant vieux-con-réac, laisse-moi te dire que quand ma cervelle d’oiseau ne s’émeut pas de l’irréprochable et valeureux humaniste que tu es devenu, j’ai honte de t’avoir aujourd’hui dans mon camp.

Tomaso s’était assis et il était prostré ; décidément, Ylvain avait le don pour lacérer les plaies qu’il avait ouvertes. Il s’était tu, aussi violemment qu’il avait parlé, et son silence était apaisement.

Tomaso ne pouvait le laisser sur cette libération.

— Il est hélas plus facile de soulager les maux d’autrui que de guérir le trouble qui nous pousse à le faire, lâcha-t-il en se rallongeant. C’est une forme sadique de culpabilisation. Tu as raison de vider tes rancunes : il ne te resterait pas une once d’humanité si tu te contentais de pardonner. Je ne pourrais pas changer mon passé, même si j’en avais le moyen, et il ne me viendrait jamais à l’idée de me racheter auprès de qui que ce soit. Ce que je fais depuis trois ans, tu en es le catalyseur et tu le sais… Tu es le catalyseur de beaucoup de « métamorphoses », Ylvain : de Made à Eveniek, en passant par Toyosuma, la Bohème et, bientôt, l’Égocratie. Tu devrais t’en contenter et oublier qu’avant toi, l’univers fonctionnait en dépit de ton bon sens. (Tomaso ferma les yeux et s’interrompit quelques secondes.) Savais-tu que j’étais homo ? demanda-t-il très sérieusement.

Ylvain subit l’équivalent d’un sursaut. Son esprit s’efforça de repérer le bruit qui l’avait fait réagir avec une telle niaiserie. Tomaso était ce bruit.

— Euh… non.

— Alors parle-moi de cette collaboration kineïque… Je suis toujours aussi curieux.

Ylvain éprouva des difficultés à redémarrer. Il n’avait plus vraiment envie de discuter, mais petit à petit, Tomaso le remotiva. Alors, il se laissa aller à ébaucher la méthode – pour autant que c’en fût une – avec laquelle ils avaient décidé de travailler. Il expliqua comment sur un fil conducteur tracé par Lovak, Made et lui imaginaient des tableaux qu’Ely et La Naïa retouchaient, comment Lovak et La Naïa brassaient ces tableaux pour en faire des synopsis de scènes qu’Ely, Made et lui transformaient en faisceaux, comment La Naïa se faisait première spectatrice et Lovak critique, comment chacun affinait de son grain de sel chaque seconde jusqu’à ce que tous fussent satisfaits.

— Nous vivons un brain-storming permanent qui frise le délire jusqu’au-boutiste, conclut-il gaiement. Je ne sais pas ce que cela donnera, mais nous visons au perfectionnisme.

— Et quand sera-t-il fini ?

— Cinq, six mois… peut-être plus, je n’en ai aucune idée. J’espère seulement que ça ira vite… Je suis fatigué, Tomaso, j’aimerais rentrer chez moi.

— Chez toi ?

— C’est une image. Je veux dire que j’aspire à redevenir un artiste. J’en ai ma claque de l’Homéocratie, de la C.E. et de la politique… J’ai un keïn en tête, un keïn simplement beau, un vieux rêve d’enfance ; je crois que je vais m’arranger pour que ce soit ma prochaine réalisation.

— Entre nous, quelle est vraiment ta part dans cette composition ?

— Tu es un vieux con têtu et cynique… Cinquante pour cent… mais ne le répète pas.

*

Aker Eveniek était ravi, et cela se voyait, La Naïa le voyait : Eveniek était ravi parce que depuis le début de la journée, il était encadré de jolies femmes. A la façon dont il se goinfrait – des yeux – d’Ely et de Made – La Naïa n’étant pas en reste –, il était évident que le journaliste fantasmait bien plus qu’un érotomane moyen. Lovak s’était même senti obligé d’éloigner Amadou, tellement la gourmandise d’Aker poussait celle-ci à l’aguicher, de la façon la plus frustrante qui fût – Amadou n’avait pas connu d’autre homme que Lo depuis leur premier coït, et ce n’était pas un vieux jouisseur de journaleux qui la perturberait. Aker était à la fois un épicurien et un hédoniste et, s’il ne s’efforçait pas de le cacher, il ne s’exhibait pas davantage ; cela rappelait à La Naïa certains Bohèmes Sensuales et, sans nul doute, ce fut ce qui l’empêcha de le prendre en grippe… parce que, tout compte fait, Eveniek était exactement son type de « tête-à-claques ».

Tous les quatre étaient affalés dans l’herbe, qui mâchouillant une tige de civette, qui les pieds à l’air, qui encore, paupières closes, se gavant de soleil ; l’après-midi était bucolique et lénitive. Pourtant, La Naïa oscillait entre un état de morosité doucereuse et un malaise latent. A soixante mètres, juchés sur leur gros caillou blanchâtre, Tomaso et Ylvain semblaient subir toutes les émotions d’une discussion fluctuante.

Elle entendait le bruit de leurs voix mais pas les mots et, quand le ton d’Ylvain s’était durci, elle avait effleuré la gaine sur sa cuisse droite, par réflexe. De savoir le poignard là, sous sa jupe, ne l’avait pas détendue, peut-être tout simplement parce qu’il était inutile, parce que sur cette maudite planète de rêve-rose, le danger n’était pas de violence, parce que leur destin se jouait loin de son fil, sur des claviers de scrutins ou dans des hémicycles bien responsables.

Plus loin, Amadou et Lovak batifolaient, Sade et Ovë batifolaient, ils batifolaient à quatre de leurs éclats de rires, mais leurs mains et leurs lèvres se taquinaient par couples, comme il en avait toujours été. Lo était leur lien à tous ; lui seul touchait Amadou ; lui seul pouvait atteindre Ovë et Sade ; lui seul parvenait à s’immiscer dans la folie d’Ylvain, les arcanes d’Ely, les computations de Made ; lui seul enfin savait nager avec elle. Sans Lo, le groupe s’effriterait, faute de communauté, et Lo s’usait, doucement, irrémédiablement ; la Terre lui avait ôté le goût d’Amadou, elle lui avait pris la complicité de Sade comme la chahut d’Ovë, elle avait reporté son ironie d’Ylvain à Ely… Lo était devenu une soudure perméable. Déjà il avait rejeté Jed – cela datait d’avant l’arrivée d’Ylvain sur Terre – et il s’évertuait à le maintenir loin du groupe. Si Jed, aujourd’hui encore, n’était pas là, c’était d’avoir essuyé son mépris. Lo ne faisait plus qu’un effort, unique et dérisoire : retarder la fusion d’Ely et Ylvain pour préserver Made. Il avait peur de l’intelligence de Made, il redoutait de la voir l’emporter avec elle, loin du contrôle d’Ely.

Et puis, il y avait elle, La Naïa, dont il était si proche, dont il avait toujours été trop proche, même si des années durant il l’avait ignorée au profit d’Amadou. Elle le voyait venir ; elle sentait la lézarde qui croissait dans son cœur ; elle savait que dans ses rêves, il ne regardait plus qu’elle, et qu’il se flagellait deux fois à chaque instant, une fois pour être incapable de quitter Amadou, une fois parce qu’il désirait tant savoir si La Naïa voulait de lui et qu’il n’avait pas la force d’aller chercher la réponse.

Elle était prête à aimer Lovak, ne fût-ce que pour s’évader d’Ely et Ylvain. Elle était prête, mais elle n’en croyait pas Lovak capable et elle ne voulait pas l’aider, pas sur Terre en tout cas. Peut-être, s’ils retournaient un jour sur Still, parce qu’inévitablement Amadou rejoindrait la Bohème et que Lo ne le pouvait plus. Et Ylvain ? Ylvain appartenait à Ely. La Naïa ne pouvait que l’admirer et en jouir, pas l’aimer. Elle ressassait tout ça en écoutant distraitement Aker et ses compagnes deviser.

— Mais il prend des risques faramineux ! s’exclamait Eveniek.

— Quels risques ? répliquait Ely. Que Tomaso crève de la main d’un agent éthique ou que la sénescence l’emporte, ce qui lui reste à vivre ne remplacera pas le temps qu’il a gâché à être un marchand de soupe !

— Tu es injuste !

— Pourquoi ? Parce qu’en moins de temps, tu as réussi à vendre plus de sirop que lui ?

« Toujours sa gérontophobie ! » songea La Naïa, en se disant qu’au fond, Ely n’avait aucune raison de respecter ses aînés, vu ce qu’ils avaient fait de l’humanité.

— Aker ! Tomaso et toi, vous vous êtes bien trouvés, poursuivait la jeune fille. Arrête de me gerber ta belle conscience toute neuve, je sais trop bien à quel point ce n’est que de la peinture… Qu’est-ce que vous êtes venus faire ici ? Chercher la deuxième couche ?

Ely ne changerait pas. Dans un siècle, elle continuerait à déverser son alacrité sur les générations plus âgées. La veille encore, elle avait explosé devant Damage et Sumori :

« – Mais qu’est-ce que vous croyez, Mariello ? L’Homéocratie est dirigée par des vieillards, comme l’Égocratie, comme chaque planète, chaque institution… Sous prétexte de sagesse, d’expérience, de réalisme, vous voulez façonner à votre image une jeunesse qui n’aspire qu’à vous foutre à l’hospice ! Comment voulez-vous que l’humanité évolue alors que ce sont vos valeurs archidépassées de vieux débris qui décident du chemin à suivre ? A peine la Bohème lève-t-elle que vous astiquez vos moules à gâteux pour décrocher la médaille d’or de la pâtisserie sociale ! »

Damage, comme Sumori, comme Eveniek, comme tant d’autres, n’avait rien répondu. Personne ne tenait tête à Ely sur ce point, personne ne le pouvait : elle disposait de l’histoire entière de l’humanité pour argumenter. La Naïa ne savait pas s’il fallait applaudir Ely ; elle aurait préféré un peu de nuances et, surtout, elle refusait d’ignorer qu’elle aussi, lentement, vieillissait.

A nouveau, les paroles autour d’elle étaient devenues inintelligibles, la rengaine obsessionnelle de sa mélancolie reprenant le dessus. La belle mécanique de Nashoo et du Salmen, et même de la tournée, se désagrégeait, elle le savait aussi sûrement qu’elle connaissait l’asthénie de chacun et, particulièrement, la sienne. Malgré ce keïn auquel elle contribuait – plus qu’elle n’aurait cru possible –, malgré l’énergie qu’ils mettaient tous à le composer, elle ne trouvait plus une ombre de passion dans ce qu’elle entreprenait, dans ce qu’elle donnait et dans ce qu’elle prenait à ses amis. Il restait au mieux la force de l’habitude, mais même cette bombe qu’ils étaient en train de fabriquer ne faisait vibrer personne. Elle avait envie de fuir, à toutes jambes, d’aller s’immerger dans d’autres eaux. Seulement, comme ses compagnons, elle était coincée, bloquée, condamnée à exister jusqu’au bout du combat de l’ivraie, jusqu’à la fin du chemin de Myve où les avait entraînés Ylvain.

Peut être était-ce là la plus grosse erreur de la Commission : les avoir enfermés ensemble, les avoir paralysés dans une posture ridicule et incommode. Ils ne pouvaient plus s’arrêter, maintenant ; la prison était dans leurs têtes, et la seule issue était cette charge suicidaire. Il fallait vaincre, perdre ou mourir d’ennui. La Naïa voyait la lassitude ronger Ylvain, grignotant chaque jour un peu plus de son feu sacré. Il n’agissait plus qu’en zombi, pour mettre un terme à son sommeil, puis retourner dormir au chaud. Ils avaient tous trop attendu de lui, et ils attendaient encore plus.

« Ylvain n’est qu’un kineïre, merde ! » avait-elle souvent envie de hurler.

Made était plus que ça ! Made pouvait faire ce qu’on attendait d’Ylvain mais, comme tout le monde, elle l’attendait de lui. La Naïa avait conscience d’être responsable de cette attitude : elle en avait trop dit, trop tôt, sur les berges de ce lac stillien3. Et maintenant, Made allait s’effondrer, doublement : à cause de son stupide amour pour Ylvain, bien sûr, mais aussi à cause de la démission politique du même Ylvain, quand il retournerait à ses petits keïns après avoir cassé la Commission. La Naïa le savait, Ely le savait, Lo le savait, mais pas Made : les ambitions d’Ylvain s’arrêtaient aux effets de ce keïn qu’ils créaient.

Subitement, La Naïa décida de prévenir Made ou, plutôt, de la forcer à prévenir ses désillusions.

— J’ai été surpris par la maturité de Toyosuma, assurait Eveniek. Tomaso dit qu’il fait un travail fabuleux à l’École. (La Naïa toucha le bras de Made.) A propos, il a pris un gosse à Lamar Dam, un drôle de gamin qui prétendait venir de ta part.

— Moi ? s’étonna Ely.

Made remarqua enfin les pressions de La Naïa sur son bras.

— Oui, toi. Toyosuma ne l’a pas cru, mais il l’a accepté tout de même pour ses talents psioniques. Au début le môme refusait de dire son nom. Toyosuma s’est quand même débrouillé pour découvrir qu’il était le fils du gérant de l’hôtel où vous aviez été agressées, La Naïa et toi. C’est bizarre, non ?

— Comment s’appelle-t-il ? demanda Ely.

La Naïa réussit à faire comprendre à Made qu’elles devaient s’éloigner.

— Yolo Pascuan, énonça Eveniek.

Made accepta de suivre La Naïa. Elles remontèrent un peu vers la forêt, loin de toutes les oreilles. Made était intriguée, mais elle ne demanda aucune explication. Elle s’assit en silence et attendit que La Naïa parlât.

— Je crois que je vais te gâcher cette journée, annonça cette dernière. (Elle était restée debout.) Je respecte ton intelligence, Belles Jambes, seulement je pense que tu ne t’en sers pas assez.

Made ne releva pas le propos.

— Je veux dire : pour ton propre compte. (Visiblement, La Naïa était gênée.) Made, est-ce que nous sommes amies ? (Elle enchaîna, très vite :) Ne réponds pas, c’est une question absurde : nous ne le sommes pas vraiment, et ça n’a pas d’importance.

Made regardait fixement La Naïa, ce qui la contraignait à lever inconfortablement la tête. Elle semblait curieusement attentive.

— Si tu dois me descendre en flammes, lâcha-t-elle, j’aimerais autant que tu le fasses avec ta brusquerie coutumière… Ta soudaine sollicitude me met mal à l’aise.

— Made, pour cette fois, tu devrais éviter de jouer le conflit.

La Naïa s’agenouilla, face à son interlocutrice.

— D’accord, si tu arrêtes de tourner en rond.

Ce qui étira le coin des lèvres de La Naïa n’était pas tout à fait un sourire. Elle ne savait ni quoi dire, ni comment le dire ; ce n’était après tout pas si simple que ça.

— Laisse tomber Ylvain, se décida-t-elle. Laisse-le à Ely, maintenant.

Elle aurait dit : « Il fait beau, n’est ce pas ? » qu’elle n’eût pas obtenu plus d’indifférence. Made ne cilla pas, ne contracta pas un seul muscle, ne respira ni plus, ni moins vite : elle était aussi sereine et stoïque que La Naïa était nerveuse.

— Maintenant ? (C’était une question mi-dubitative, mi-amusée.) C’est tout ?

— Non. (La Naïa n’aimait pas la réaction de Made ; c’était presque une fin de non-recevoir.) Trouve-toi quelque chose à faire qui satisfasse tes capacités.

Made haussa un sourcil.

— Ça, c’est déjà moins clair. Tu parles de quoi, là ?

— D’un but, d’un objectif, je ne sais pas. Un truc où tu puisses t’épanouir !

— La C.E. et la Bohème m’occupent déjà pas mal, tu sais ?

— C’est faux, Made, tu n’es pas impliquée dans la Bohème. Aucun d’entre nous ne l’est vraiment… La Bohème, c’est une force qui progresse toute seule et qui continuera à le faire, lentement, trop lentement pour toi. Quant à la Commission, c’est une petite guerre qui touche à sa fin, d’une façon ou d’une autre. Ylvain n’ira pas plus loin. Il se bat pour libérer le kineïrat des monopoles, des influences et des codes déontomerdiques. S’il parvient à le faire, il balancera ses faisceaux de combat au rebut, définitivement, pour reprendre la route et consommer son art. Il va se retirer de l’Histoire, Belles Jambes, après avoir accompli sa croisade d’artiste, reprendre le cours de sa créativité pour composer les petites histoires, celles de sa tête, et grimper sur des estrades branlantes, au milieu de plaines grouillant de son public. Ylvain est le plus grand kineïre de tous les temps, tu comprends ? Il n’est que ça !

— Et que suis-je d’autre ? La petite mégalo échappée de l’Institut ? Qui crois-tu que je sois, La Naïa ? (Made s’animait.) Quelle espèce d’œuvre grandiose voudrais-tu me voir inventer ?

— C’est ce que je ne sais pas. Je sais seulement que tu ne peux pas te contenter d’un rôle de collaboratrice, que tu n’es pas faite pour inventer des histoires et que tes plus profonds orgasmes sont cérébraux. Made, ou tu te dégages d’Ylvain et tu te construis un univers dans lequel tu puisses user de ta puissance créatrice, ou un beau matin, tu vas te retrouver à poil, à te demander si ta haine doit se retourner contre toi ou contre l’humanité.

— Ah ! La Naïa ! Puisque tu me crois si intelligente, tu devrais davantage me faire confiance. (Made affichait de nouveau son étrange amusement.) Ce que tu penses d’Ylvain est certainement la meilleure vision qu’on puisse en avoir, mais tu n’en as heureusement pas l’exclusivité. Quant à l’estime mitigée que tu montres à mon égard, elle n’a plus de raison d’être. Je sais ce que je vais faire quand je quitterai Ylvain, je le sais depuis longtemps… Ah oui ! Parce que le jour où Ely prend Ylvain, je fais mes bagages. Je le lui ai dit, il l’admet. Je crois même qu’il approuve. Alors, tu vois, je ne suis pas pressée ; nous avons un keïn à terminer, Ely attendra jusque-là.

Ce n’était pas ce que voulait La Naïa, ce n’était pas ce qu’elle pensait une solution viable. Au mieux, c’était un compromis de mauvaise foi.

— Non, Made, dit-elle, en secouant la tête pour bien notifier son désaccord. Il y a trop de lâcheté derrière ton attitude. Tu tergiverses, parce que tu conserves le secret espoir que la situation s’éternise en ta faveur, parce que tu te joues plein de keïnettes en privé, en croisant les doigts pour que l’une d’entre elles se réalise. Vois-tu seulement que tout le monde te protège ? Ylvain, Ely, Lo, moi ! Nous jonglons tous avec ton confort sentimental pour te garder en nous sans te blesser.

« Arrête ça ! Arrête d’être la petite dernière, capricieuse et prodige, qui se cache derrière la maturité des autres. Fixe-toi le keïn comme limite ; ça, c’est un préavis volontaire ; ça, c’est une décision positive : « Je vous donne encore ça, et après, je vais grandir ailleurs ». Ne viens pas abaisser ton épanouissement à des histoires de cul. Ce serait revenir à la case départ, quand Ely te considérait comme un vagin, quand elle te déguisait en Sensuale et que Lo te caressait les cuisses. Merde, à quoi t’ont servi ces années ? »

Made s’étouffait de rire.

— Essentiellement à muscler ma libido, mais tu m’avais prévenue !

— C’est ça : ironise !

La quinte de rire redoubla de violence. Made en pleurait.

— Et que veux-tu que je fasse d’autre ? hoqueta-t-elle. Quand je te vois te décarcasser comme ça pour réveiller ma fierté et mon sens du théâtral, je ne peux qu’en rire, La Naïa ! Tu es aussi habile psychologiquement que Lo sentimentalement ! Tiens, toi qui essaies d’exciter mon amour-propre, qu’attends-tu pour clarifier tes relations avec Lo ?

La Naïa n’eut pas le temps de se fâcher, Made le fit pour elle.

— Ça suffit ! tonna-t-elle, effaçant d’un coup l’hilarité pour se fermer totalement. Tes tentatives pour me manœuvrer sont puériles, malgré tes bonnes intentions. Tu m’as dit ce qui te travaillait, ne perds pas ton temps à essayer de me manipuler. Je te suis redevable de beaucoup de choses, et même si parfois j’ai envie de te noyer, je t’interdis de gâcher l’image que j’ai de toi. Disons que tu m’as donné un conseil, je l’ai entendu. Maintenant, pour faire bon poids, bonne mesure, je vais aussi me mêler de tes affaires… Lâche Ylvain un moment et laisse Lo se démerder. C’est Ylvain qui le bloque, pas Amadou.

Made se redressa d’un seul mouvement, laissant son interlocutrice à sa stupéfaction.

La Naïa demeura seule jusqu’à ce que Tomaso claironnât l’heure du départ. Non contente d’avoir échoué auprès de Made, elle se retrouvait face à une analyse qui remettait en cause toutes les siennes. Le plus vexant, le plus démoralisant, était la confiance qu’elle savait pouvoir accorder aux réflexions de Made. Ainsi, elle n’avait plus la possibilité d’attendre et voir venir, car c’était rejeter Lovak ; elle devait décider, consciemment, du chemin qu’elle désirait emprunter, et elle n’aimait pas ça.

Tandis qu’elle s’approchait du groupe, Made la rejoignit et l’enlaça. Ylvain, tout sourire, vint à leur rencontre.

— Alors, les filles, plaisanta-t-il, qu’est-ce que vous tramiez ?

Made serra davantage la taille de la Naïa.

— Trois fois rien, sourit-elle. C’est juste que, désormais, tu devras te masturber.

Ylvain perdit instantanément son entrain et la moitié de ses couleurs.

— Ah, fit-il en regardant les deux jeunes femmes le dépasser, étroitement liées d’une complicité qui avait mis si longtemps à se nouer. Ah.

Made disait à La Naïa :

— L’amitié a toujours une importance, quel que soit son mode d’expression.

2 Voir tome 1.

3 Voir tome 2.